Le conseil m'a tuer
Janissaire et eunuque, Jean-Joseph Benjamin Constant.
Ami étudiant ingénieur, tu te demandes sans doute ce que tu veux faire. Tu as décidé de venir malgré ta gueule de bois à ce forum d’entreprises, sans grandes convictions. Un stand et son kakémono flashy au logo cryptique t’attire. La communication est soignée, les goodies te font de l'oeil. Tu décides d’en savoir plus. Ainsi voici que les sirènes des cabinets de conseil vont sûrement te charmer. Mais tout ceci n’est qu’un mirage.
Parmi les nombreuses singularités de l’empire Ottoman, une des plus curieuses était de trouver des esclaves au sommet de la hiérarchie militaire. Les Janissaires ont même parfois tenu le pays tant ils étaient proches du Sultan et de son pouvoir. La morale qu’il faut en tirer, est qu’on peut donc être limité dans sa liberté et se trouver tout de même dans une situation très avantageuse matériellement.
L’embrigadement
Les Janissaires recrutaient spécifiquement des jeunes, car ils étaient plus malléables, prêts à devenir les outils du Sultan.
Similairement, les cabinets de conseil pratiquent une véritable prédation auprès des jeunes diplômés. Ces mêmes diplômés, sont utilisés pour en attirer des nouveaux. Quoi de mieux pour se projeter que d'échanger avec un reflet légèrement plus âgé mais épanoui de soi même ?
A priori les cabinets de conseils répondent aux angoisses des jeunes qu'ils désirent tant embaucher. Ils proposent un salaire confortable, un parcours balisé qui garanti une progression régulière (en terme de salaire tout du moins), ainsi que - argument régulièrement mis en avant - la possibilité de changer de mission fréquemment pour éviter de moisir chez un client inintéressant, la hantise des jeunes diplômés.
Toutefois, si on regarde au-delà de la communication plate et standardisée habituellement servie, on constate avec effarement les chiffres du turn-over : on parle d'un renouvellement annuel de 30% dans certains cabinets.. mais pourquoi cela ?
C'est une sorte de Ponzi qui se joue là.
La désillusion
Le but d'un cabinet de conseil est de proposer à des clients une expertise sur un secteur/métier dans le cadre d'une mission. Une fois recruté, vous découvrez que vous êtes une “ressource” qu’il s’agit de placer chez un client pour faire de la marge.
Comment proposer une expertise quand notre organisation ressemble à une pyramide avec une base de consultants inexpérimentés et une pointe qui s'effrite en permanence ? Eh bien ce n'est pas ce qui les dérange et "survendre" un jeune en le travestissant comme senior chevronné est devenu un classique tellement répandu qu'il ne choque plus personne et fait sourire au mieux.
On comprend bien que le cabinet n'est qu'un intermédiaire dont l'objectif est de réaliser la plus grande marge possible sur ses consultants. Et quoi de plus facile que de maquiller les compétences d'une personne auprès d'un client qui n'y comprend rien de toute façon. Il faut bien comprendre que ceci est possible de par la nature intrinsèquement trouble des prestations intellectuelles.
Paradoxalement cette situation est présentée comme un chose positive auprès des jeunes: ce serait pour eux l'opportunité de jeter les bouquins poussiéreux de leurs écoles pour enfin pouvoir apprendre la réalité grisante du terrain. Dans cette même réalité les consultants se retrouvent souvent en porte à faux vis-à-vis de leur client. Seulement voilà, un bon consultant ça doit savoir "bullshitter" pour se faire "staffer", et ça on nous le fait plus ou moins comprendre dès le début. Ce manque de d'honnêteté est bien une des premières notions que l’on inculque aux consultants en herbe. Quelque chose qui rencontre en contradiction avec notre enseignement et qui peut causer du mal-être.
L'ultime supplice est de rester bloqué en intercontrat, comprendre, se trouver hors mission mais toujours employé. Une sorte de chômage des CSP+.
Cette position serait enviée par beaucoup de gens, mais elle convient mal à des jeunes surdiplômés et motivés qui ne recherchent pas la sécurité de l'emploi mais seulement à faire leur preuve dans une activité qui les stimule comme on leur a promis. Il faut alors encore une fois, donner l'impression qu'on sait ce qu'on fait, même quand on a rien à faire. Ce qui donne lieu à des situations parfois ubuesques où tout le monde semble faire du surplace dans la plus grande anxiété.
Ainsi tout est bon pour se faire bien voir et tout particulièrement au moment des évaluations de fin d'année : formation en ligne bidon, chantier en "intra-preneuriat" (en langage normal comprendre : réaliser des excels pour organiser les afterworks), léchage de bottes consciencieux et coups de couteaux font partie de l'éventail des techniques. Cette posture infantilisante où il faut se battre pour son grade n'est que la réplication d'un système pyramidal américain archaïque (qui est d'ailleurs de moins en moins pratiqué outre Atlantique : https://hbr.org/2016/10/the-performance-management-revolution ). Système qui pour le coup s’imbrique bien avec la mentalité prépa à la Française.
De part la nature de la fonction de consultant, les employés se retrouvent isolés chez leurs clients respectifs. Sur le papier, il est garanti un suivi régulier par le manager. Dans les faits c'est beaucoup moins fréquent, sauf quand il y a éventuellement une mission à débloquer, ça serait quand même l'occasion pour lui de faire grossir son bonus. En terme de vie au travail il est donc dur de maintenir quelque chose de substantiel, au grand dam des entreprises, il ne suffit pas d'organiser une beuverie bihebdomadaire ou de nominer un Chief Happiness Officer pour redonner la banane aux troupes. (Il n'est parvenu à personne que si l'on doit embaucher des gens pour rendre heureux ses employés c'est qu'il y a une coquille dans le bénitier ?)
Je me souviens avoir travaillé dans un cabinet qui avait programmé son logiciel de RH pour interroger notre état d'esprit tout les mois. La logique était la suivante, soumettrez un smiley très triste = pas bien, un smiley content = très bien. Pendant quelques mois j’ai tenté une expérience et j’ai choisi le smiley triste. Je n’ai bizarrement jamais eu le droit à un entretien pour discuter de ma situation.
Dans les cabinets du vénérable cercle des Big 4 c'est même avec le plus grand cynisme qu'on écrase plus bas que soi. Tous les coups sont permis. Un cynisme qui fait écho au mécanisme de bizutage qu'on peut retrouver dans les grandes écoles ou en prépa. “J’étais avant donc je passe devant”.
Des chaînes en or ?
Le salaire n’est en effet pas mauvais. Comptez 30-35k/an pour démarrer. Cependant il est loin d'être mirobolant quand on le rapporte au temps de travail. Il y a des perspectives de croissance mais avec encore plus de temps de travail et encore faut-il ne pas abandonner en route. Ajoutez à cela les séquelles psychologiques et le deal n’est plus si attractif.
Piégé par des chaînes en or, le consultant se retrouve pris dans une situation qu’il n’aime pas mais n’ose pas quitter car on lui rappelle qu’il est privilégié, qu’il est l’élite.
Des valeurs
La hiérarchie n’est pas forcément une mauvaise chose. On imagine mal une armée fonctionner avec la structure anarchique des startups, mais quelles sont les valeurs que porte cette hiérarchie. En dépit des discours constants là-dessus on a du mal à comprendre quelles sont les fameuses valeurs qui unissent.
Etonnament certaines instances "indépendantes" (on n’en nommera aucune mais vous savez tous à qui je pense) semblent toujours couronner ces mêmes entreprises pour leur atmosphère, leur ambiance et bien sûr leurs valeurs exemplaires. On se posera la question de qui finance ces instances et quels sont leurs intérêts.
Tous des co**ards ?
Une certaine partie des cabinets de conseil font d'avantage penser à une secte sado-machiste plutôt qu'à un lieu d'épanouissement personnel. Ce qui constitue un magnifique gâchis de la matière grise qui sort de nos écoles.
Mais il existe certaines entreprises qui sortent du lot ! Pour savoir si vous êtes un Janissaire qui s’ignore, faites attention aux éléments suivants:
Le cabinet semble ne se démarquer sur aucun point, il n’a pas de positionnement précis, fait du “digital” sans se spécialiser dans certaines technos ou certains savoir-faire
On vous parle sans cesse de valeurs de “taille humaine”
Vous avez vu votre manager 1 fois en 1 mois et c’était pour vous critiquer
On vous fait faire de l’intrapreneuriat, car “ça augmente les chances d’avoir un bonus
Vos collègues sont obsédés par le fait de passer senior
Vous voyez des collègues moisir en intercontrat et basculer dans une mentalité du “je fais le minimum”
Vous avez du mal à dormir le soir et angoissez à l’idée d’aller au travail le matin
Vous vous rassurez sur votre condition en disant “c’est pire”
Si vous voyez cela, fuyez en prenant vos jambes à vote cou.
FIN
Intéressant, Merci pour toutes ces analyses
(un futur jeune diplômé)